Arts visuels

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Hugues Dubuisson

On commencera par une lapalissade : Hughes Dubuisson est un plasticien. Risquons même la niaiserie : un authentique plasticien. Nous voulons dire par là : Hughes Dubuisson formule un rapport au monde et à l’existence à travers la mise en œuvre de matériaux. C’est à travers ce processus de transformation que s’élabore une pensée. Une pensée en actes, en formes, en masses, en pleins et en vides, en cadres et hors champs. Registre spécifique de l’activité humaine qui donne à éprouver  - des formes, des objets, des textures -, qui donne à voir, à habiter. Et de ce site : quelle est cette présence ? Quelle fibre la compose ? Comment me lie-t-elle au monde ? Pour dire quoi ? 

Cette position, implicitement, en exclut d’autres : spéculatives, théoriques, livresques, littéraires, narratives, technicistes, numériques… Toutes postures qui, en somme, s’inscrivent hors du vivant des matières et de leurs métamorphoses pour affirmer la suprématie de l’Idée, de l’imagination, du langage, de l’histoire, de la machine. À l’inverse, le travail d’Hughes Dubuisson véhicule cette conviction - et ce désir - : nous demeurons ancrés dans la chair du monde (multiple et indistincte : c’est là le terrain de l’action « plastique »). À l’opposé du fantasme de dématérialisation, d’allégement hors sol, la Geste humaine continue de se nourrir de l’interaction avec un réel concret, matériel, vivant. Pierres, plâtres, cires. Alliages, fibres, résines. 

La roche et ses doubles

Affirmer la matérialité, la vivre et l’animer, telle est la force motrice du cheminement d’Hughes Dubuisson. Nous tenions à l’énoncer avant d’aborder cette nouvelle série. Un ensemble dont chaque œuvre donne à voir ceci : trois, quatre ou cinq blocs identiques, alignés au sol, à intervalles réguliers. Moellons approximatifs, à peine taillés ou fort ébréchés. Corps alités. Pour devenir ou s’éteindre. Possibles ou souvenirs. Ruines ou ébauches. À voir, entre…    

Masses en tout cas, présences. Qui ont appelé le regard et, oui, l’âme, jusqu’à ceci : « pierre, je te prendrai, je t’éteindrai jusqu’à absorber ta substance. Tu es ma vigueur, tu es ma puissance, tu es mon usure. Je serai pierre telle que toi, je te ferai multiple ».  

Mais oui voilà, ce sont chaque fois des copies – en plâtre renforcé – d’un modèle en pierre. Modèle disparu, comme absorbé par le processus de démultiplication. Pierre noble, pierre originelle, lointaine puissance, pérennisée par ses doublures de plâtre. Parfum d’histoire : on songe ici aux « gypsothèques » constituées par les musées au XIXe siècle, collections de moules permettant de préserver et de véhiculer le patrimoine de la statuaire. On songe à la mémoire des formes, à leur transmission, à leur processus de fabrication. Mais le modèle ici n’est ni le David, ni le Penseur, mais bien ce fragment de bordure de trottoir, ce débris de chantier, cet écueil du bâti.

Nul pathos cependant : c’est juste de l’informe, du non conforme, du pas lisse, du pas normé.   

Du possible, des formes, des textures. Les copies elles-mêmes refusent le maquillage : elles admettent leurs coutures, elles expriment discrètement leur statut. Elles renoncent aussi, dès lors qu’elles s’éloignent par trop de l’original, dès lors que leur texture n’atteint plus la précision espérée, du grain, des veines, du relief... Alors, Hughes arrête le processus, casse le moule, se défait du modèle. 

Moissons

Récapitulons : un bloc inerte - latence minérale, informe, sans fonction, sans destination – est dupliqué « manuellement » par l’artiste lui-même en autant d’exemplaires que le moule peut produire de doubles fidèles. Il s’agit de pousser le processus au seuil de ses possibilités, sans reprises, sans corrections. 

Le processus, c’est la réplique par la technique du moule à pièces, pratique du moulage artisanal la plus précise, la plus délicate, la plus perfectionnée. Remontant sans doute à l’Antiquité, elle autorise la copie de formes élaborées et consiste à découper le moule en plusieurs pièces afin de demeurer au plus proche des volumes et surfaces du prototype. Ce procédé exige une grande maîtrise, une grande précision, de longues heures de patience, d’échecs, de ratures.

Moules numériques et imprimantes 3D peuvent aujourd’hui produire (et reproduire) des motifs autrement plus complexes, avec une précision sans faille, en s’épargnant de fastidieuses heures de travail. Précisément… En s’épargnant l’épreuve, l’intimité physique avec l’original, la chorégraphie du corps, des mains, des outils ; le risque de l’imprécision, la maîtrise de ce risque… Bref, ce qui construit la connaissance par le faire. Le savoir-faire, littéralement.

Disposer

Travail à la source, travail à la réception : ce qui est donné à voir, plusieurs fois le même corps. Ou presque, ou peut-être le même. À voir, à soupeser des yeux, à disséquer. Multiple : multiplier les points de vue. Le processus de mise en forme impose une durée au regard, un allongement, un affinement.

La pratique du multiple ici ne spécule pas sur la perte d’aura, la fluidification et le déracinement des images. Elle limite le multiple, elle l’arrête pour proposer une sculpture et ses divers composants, ses choix d’agencements, ses possibilités de réagencements, son occupation de l’espace et sa construction propre d’un espace. Plasticien disions-nous. Ni plus, ni moins.   

Faire Blocs, Laurent Courtens

Gemellus, moulage d'un bloc de pierre/résine acrylique et fibre de verre, 64 x36 x 17cm, 2014.

Gemellus, vue d'ensemble, résine acrylique et fibre de verre, 66,5 x 43 x 23cm (chaque bloc), 2014.