QUI A VU VERRA (ou Le Lycanthrope Nyctalope)
Après tout mais avant tout, Fred Penelle est graveur. Son évangile se fonde donc sur latrinité suivante : -le graveur vit et voit à l’envers ; - son écriture est binaire, I/0, noir/blanc, jour/nuit, vie/mort - toutes les nuances de gris, il les laisse de bonne grâce aux ménagères émoustillées ; -ses armes sont tranchantes : il taille, coupe, tranche, cisaille et cisèle. Il est important de bien saisir ces prolégomènes à notre voyage, notre basculement : c’est un Mack the Knife binaire qui nous fait des signes, depuis l’autre côté d’un miroir faisant bien entendu office de fenêtre sur notre monde et ses angoisses. Oserons-nousle rejoindre ? Poser nos pas dans ses traces, s’aventurer dans ses bois, courir le risque d’y marcher et tenter d’y percevoir ce que les ombres brûlent de nous révéler. Ici, les momies flottent en achromie, les spectres gargouillent, les machines s’échinent infernales. Parfois, ça coule et ça dégouline ; ça signifie que les fruits défendus ont fondu. Là, des endiablés embaumés s’emboutissent, emballés, tels macabres exquis surgissant de ses placards. Farandole d’âmes damnées, de dames profanées et d’anges déchus, songes d’Eshu et offrandes aux idoles : enfer, c’est un piège ! Fred Penelle, xylographe, est un lycanthrope nyctalope. Il peut voir au travers des ténèbres, il s’y fait loup pour hurler à Tanit, il s’y fait loupe pour scruter nos entrailles. Mal luné quand il s’éclipse, s’évadant en Gévaudan, il taille, détaille, bataille - lui le vif, l’inconsolé. À l’ombre des jeunes filles en pleurs, la nuit tient sa victoire : le jour gît, l’heure hache et la minute papillonne. Le miroir d’Orphée Penelle est à deux faces, l’une légère et lumineuse, l’autre diantrement noire. L’artiste aime (se) faire plaisir, et distribuer allègrement de courtoises charades, légèrement trempées d’acide extra-lucide, ou poser ça et là des énigmes si accortes qu’on les embrasserait. Mais gare ! L’œuvre elle aussi est binaire, et elle a un fameux revers. Si cela n’était pas insensé, on invoquerait ici les mânes de Goya, peintre de cour talentueux à la ville, sombrissime et génial témoin aux champs (de l’horreur) : “Yo lo vi”. Il faut avoir vu pour donner à voir. Il faut avoir avoir tremblé pour secouer ainsi. Afraid Penelle ? On voudrait détaler mais la torpeur nous envahit et la stupeur s’installe. Anthropologue anthropophage, l’artiste compose et les corps se décomposent. Dilemmes de golems, lubies de zombies, ils se réinventent en transhumains, en engins-garous. Le loup s’est fait appareil, souple automate. Vaudou qu’on adore ou veau d’or qu’on amadoue, la machine prend graduellement le contrôle de notre monde, de nos vies. Chacun s’en accommode à sa façon, mais le miroir-Penelle nous renvoie dans toute sa noirceur l’éclat du triomphe des mécaniques. Non que notre graveur n’esquisse plus souvent qu’à son tour un pas-de-deux avec la machine. D’abord bien entendu dans la geste originelle de son métier d’imprimeur, d’empereur encreur aux prises avec des outils depuis longtemps obsolètes. Mais, fils d’Holbein, il est aussi enfant de son temps. Alors parfois le trait se fait vecteur, et l’imprimante traceuse- découpeuse se greffe à la main humaine. Avec en épiphanie fiat lux l’association en Mécaniques Discursives avec l’ingénieux Yannick Jacquet, sorcier des algorithmes qui fait surgir lumière et mouvement rien qu’en les invoquant. Mais comme tout est en tout, comme le miroir-qui-est- aussi-une-fenêtre est biface, comme Narcisse peut s’y voir en Orphée, et puisque Yo lo vi, voilà que réapparaît à l’heure grave la main tremblante de l’exécuteur des pensées blêmes et des songes obscurs. Estampe, épreuve d’artiste. Le graveur dégaine la gouge, s’encre de noir. Il flotte dans l’air comme un vert étrange. Sortez masques à gaz et hallebardes, extirpez bonbonnes et détonateurs, grimpez sur les miradors du crépuscule : le fil du récit est barbelé. Les colonnes des temples où nous célébrons sont autant de barreaux pour nos cages inviolables...Chroniques de l’ombre, en effet. Les chroniques sont des récits, les chroniques sont des commentaires – et les maux sont chroniques. Qui a vu verra. Penelle, beau, ténébreux...Jean Pierre Müller Juillet 2018
Deuxième souffle, 2018, gravure sur bois, 120 x 60 cm
Les chemins parcourus, 2018, gravure sur bois, 120 x 60 cm